53 ans...
Résumer les 53 années qui viennent de s’écouler me semble hasardeux mais nécessaire. Les 53 années avant le début de ce voyage que je vous invite à partager.
Que retenir de ces 53 ans sans rien oublier d’essentiel ? Une enfance jolie, baignée d’amour et sans fortune. Déterminée à vivre mes rêves, même si mon grand-père maternel ne cessait de répéter : « Les gens qui vivent trop vite vivent souvent moins longtemps… » Je l’entendais. Je ne l’écoutais pas. Déterminée, autoritaire, toujours tête baissée…
Une fratrie de barrés… Je suis l’aînée de trois mecs topissimes et déjantés. La seule fille, mais qui ne s’est jamais laissée marcher sur les pieds, bien au contraire. J’ai souvent dirigé mes petits frères à la baguette… Une famille soudée. D’autant plus depuis que notre Papa est mort. Mort jeune. Trop jeune. A 52 ans d’une saloperie de maladie. Une Maman qui rime avec amour, gâteaux, jolies fleurs et bonheurs.
Un job que j’ai aimé. Adoré. Dont je rêvais depuis ma rentrée en 6e. Journaliste pendant vingt ans.
Un homme que j’ai demandé en mariage… quinze jours après l’avoir connu. Mon mec depuis… au moins tout ça d’années. Avec des hauts souvent, et des bas parfois. Mais mon mec. Le seul à savoir me faire rire quand j’ai envie de pleurer. Je l’aime. Je t’aime.
Trois enfants magiques. Trois enfants qui me font déborder d’amour. Je me surnomme Maman Coq, tant je suis fière d’eux. Fière des enfants rieurs et rêveurs qu’ils étaient. Fiers des adultes qu’ils deviennent. Je les aime, je les aime, je les aime. Je vous aime.
Un déménagement à la campagne en 2005. Adieu la banlieue chic de l’Ouest parisien et sa brochette de fausses mondaines. A moi, la culture des salades et les bottes en caoutchouc, aux portes de la Normandie, à 80 km de Paris, dans un hameau loin de tout.
Dix ans de communication politique, en télétravail. Vis ma vie dans les coulisses d’un parti politique ou comment ne plus avoir de vie, tout en essayant d’avoir l’air d’une mère de famille, d’une bonne épouse, d’une employée modèle, d’une militant convaincue !
Un burnout en avril 2015. Le vrai de chez vrai. Celui qui vous terrasse en deux secondes. Qui vous fait devenir l’ombre de votre ombre, façon Jacques Brel. Un fantôme sous anxiolytiques, antidépresseurs, somnifères… Six mois de ma vie qui m’ont échappés… Je ne saurais jamais ce que furent ces 200 journées. Je ne cherche plus à savoir.
Puis ma démission début 2016, car, merde, en touchant le fond, j’avais enfin compris que je devais changer de vie, une fois encore !
Mars 2016. Je deviens conseil en communication et relations presse. Indépendante. Avec toujours mon bureau dans notre maison. Toujours à 100 000 km/heure. J’adore la vitesse !
Décembre 2017. Une protrusion aux cervicales me force à ralentir un peu. Je n’ai pas de congé maladie en tant que profession libérale. Je continue à bosser. Même allongée, callée dans de doux coussins.
13 décembre 2018 : c’est la dernière, je le sais. La dernière cigarette. Rien qu’en écrivant ce mot, mes papilles salivent encore. C’était il y a bientôt un an. Je fumais depuis l’âge de 16 ans. Avec une pause d’un an durant ma première grossesse. Pas pour les deux autres… Je fumais 30 à 40 cigarettes par jour depuis mon burnout. Discrètement. Vidant les cendriers pour que personne ne s’en aperçoive ici… Culpabilité. Puis cette copine qui est morte. Comme ça. Pschitt… elle a disparue de ma vie alors qu’elle avait encore plein de belles choses à m’apprendre sur nos forêts normandes. Je l’ai vu s’étioler, toujours cigarette au bec, même après une journée de chimio… Je me suis vue demain. J’ai eu peur. Six mois d’hypnose pour y arriver et le 13 décembre au matin, j’ai fumé la dernière. Une nouvelle vie, une fois encore !
Sans cigarette, je dévore. Tout. Même dans les premiers jours, un reste de pommes de terres sautées froides, sans les faire réchauffer… J’engloutis. 9 mois sans tabac, 9 kilos de plus. Adieu mon 36 adoré, bonjour horrible 40.
« Je ne donnerai pas mes fringues trop petites, car un jour je fondrais, je le sais… ».
Je savais sans savoir. Je savais que, mes réserves de nicotine s’étiolant au fil du temps, chaque matin je me levais fatiguée.
« C’est normal. Tu n’as plus de dopant. » Plus de cigarette ni de café… car les deux sont trop associés pour pouvoir se conjuguer au singulier.
Un petit tour chez notre copain médecin. Des analyses. Un contrôle classique à faire en fin d’année…
Rentrée scolaire rime avec rangement. Je remets la main sur cette ordonnance. Bordélique comme je suis, en décembre, j’aurai perdu ce bout de papier. On n’est pas à trois mois près. Je vais au labo le 10 septembre.
Et ce 10 septembre 2019, les résultats sont nettement moins classiques que la prise de sang annuelle… Je n’ai plus de fer et j’ai TROP de plaquettes. Pas juste un petit peu trop comme il y a un an. Là, j’explose les stats. Tout le reste est normal… sauf ce fer et ce putain de nombre de plaquettes. Deuxième contrôle dix jours plus tard… presque 100 000 plaquettes supplémentaires. Toujours cette fatigue. Et ces douleurs que je mets sur le dos de rhumatismes, en digne héritière de ma mère et de ma grand-mère maternelle.
23 septembre 2019. Pour notre copain médecin, deux pistes possibles : un problème articulaire sérieux ou un truc style leucémie chronique « qui ne tuent pas, mais il faut que tu prennes rapidement rendez-vous chez un rhumatologue et un hématologue. »
La course commence. La course aux médecins… Ma cliente préférée me recommande auprès d’un rhumato à Paris. Il accepte de me recevoir à titre exceptionnel entre deux patients le 30 septembre. Ouf !
Ah oui, mais l’hémato, je fais comment moi pour le trouver ? La seule qui exerçait dans l’Eure a disparu des écrans radars depuis quelques temps. Je pianote sur Internet. Hémato… Hémato… Où es-tu ? Le plus proche est au centre anticancéreux de Rouen. J’avale ma salive péniblement. Je n’avais pas fait le lien entre hématologie et cancer. J’appelle. Je n’aurai pas de rendez-vous avant d’avoir envoyé mon bilan sanguin et le mot de mon médecin, par mail. Je dois patienter. Je recevrai une lettre…
Patienter : un mot que je ne connais pas. Ou si peu. Je n’ai de patience que pour ceux et ce que j’aime. Pour ma tribu, mes amours. Mais aussi, pour la nature et les jolies leçons de vie qu’elle me donne… Non mais, allo, quoi ! Je vais devoir patienter combien de temps sans savoir ? Impossible de me résoudre à attendre chaque jour une convocation de l’hôpital, en guettant le passage du facteur. J’ai dans mon carnet d’adresses beaucoup de numéros de téléphone de journalistes, mon job oblige ! Et qui d’autre qu’un journaliste peut avoir les coordonnées de l’hémato qu’il me faut ? Si ce n’est mon copain journaliste, cela sera l’un de ses confrères. Allez les mecs, on se secoue. On se mobilise. J’arrose mes potes de SMS, sans pour autant me lancer dans de grandes explications. En communication, il ne faut jamais brouiller le message : ce que je veux, c’est le nom d’un bon pro et son numéro de téléphone ! Et c’est mon ami, mon pote, mon double au masculin, mon César (c’est son prénom), qui le premier répondra. Merciiiiiii.
Mardi 24 septembre. J’appelle l’assistante de l’hématologue. Je lui lis le mot de mon médecin, lui donne les résultats de mes analyses.
Patientez deux secondes, s’il vous plait.
… Qu’ont-ils tous avec ma patience ????
Le professeur pourra vous recevoir vendredi 27 septembre à 9h30.
Je ne savais pas ce vendredi 27 septembre 2019, qu’une fois encore, j’allais changer de vie… Le 27 septembre, j’ai appris que j’avais vraisemblablement une maladie rare : une thrombocytémie essentielle. Je me suis recroquevillée quelques jours. Le temps de… Le temps de je ne sais plus quoi… Cela me semble si lointain. C’était pourtant il y a un peu plus d’un mois…
Le 4 octobre 2019… un nouvel aller-retour à Neuilly, pour savoir si le traitement a déjà porté ses fruits. C’est raté ! Chou blanc. Nada. Zéro pointé…
"Je vais vous mettre sous Hydréa à raison d’un cachet matin et soir, et vous allez faire faire des perfusions de fer dès que possible."
Hydréa : le mot qui tue. Le mot de trop. Je serre les dents. J’suis pas si con… j’ai regardé sur internet comment ça se soignait la thrombocytémie. Ça ne se soigne pas. Ce n’est pas mortel, mais on doit vivre avec. Et quand il le faut, on met les malades sous Hydréa. Hydréa, c’est de la chimio orale… De la chimio… rien que ça. Et merdeeeeeeee… Je ne dis rien. Je range mon ordonnance. Je me casse de la clinique en regardant mes pieds. Je rejoins ma voiture en regardant mes pieds. Ne pas pleurer. Ne pas craquer. Je regarde mes pieds. Démarrer. Quitter Neuilly. Filer sur l’autoroute. Rouler vite, encore plus vite, toujours plus vite ! Je m’en fous si je me fais gauler par un radar. J’expliquerai aux keufs que moi je vais me gober de la chimio alors leurs points en moins et leur amende, ils peuvent se les foutre… Je roule. Puis j’appelle Céline. Ma Céline à moi, celle qui sait ce que c’est que la chimio. Elle a testé avant moi. En perfusion, elle. Moi, ce ne sont que ces cachetons ! Je lui raconte. Je pleure. Je lui raconte. Je pleure.
Pourquoi ? Pourquoi moi ? Pourquoi une maladie rare, dis, tu sais toi pourquoi ? Dis, tu sais pourquoi je n’ai pas un cancer du sein comme ce que tu as eu ? Tu sais pourquoi il fallut que je tombe sur le truc qui touche une personne sur cent mille à tout péter ?
…
Je hoquette.
…
Tu ne pouvais pas faire comme tout le monde, enfin ! Pas toi ! A personne exceptionnelle, maladie exceptionnelle !
Des mots magiques. Les mots magiques de mon amie Céline. Une amie coup de foudre. Vous savez, Céline, cette immense nana (elle doit mesurer au moins tout ça de centimètres, mais vachement plus que moi qui n’en affiche que 156,5) qui a de l’or dans les doigts et fait des chapeaux de fées, qui a un cœur plus grand que l’univers et des mots magiques qui m’ont redonné le sourire. Ses mots, je me les répète quand j’ai un petit coup de mou…
J’ai séché mes larmes. J’ai souri. J’ai ralenti. Je suis rentrée chez moi. Puis… j’ai commencé mon voyage en Thrombocytémie.
La Chapelle-Longueville, novembre 2019